Publié le 08 novembre 2010 à 05h00
Michèle Ouimet, envoyée spéciale La Presse
(Haïti) Épicentre du tremblement de terre en janvier, Léogâne a vu l'ouragan Tomas inonder la moitié de ses maisons vendredi. Collée sur Port-au-Prince, la petite localité de 60 000 habitants est vulnérable avec une rivière qui la traverse et la mer qui la longe. Si Léogâne a été inondée, ses banlieues, elles, ont été coupées du reste du monde. La Presse s'y est rendue.
Des hommes et des femmes assis sur un parapet regardent la rue enfouie sous un pied d'eau. Silencieux, ils fixent l'eau boueuse qui coule en cascades. Encore une fois, la nature a frappé leur ville, Léogâne.
«L'eau a saisi ma maison», dit Tony Dieuvert. Appuyé sur sa vieille bicyclette, il regarde l'eau en secouant la tête. Une eau sale, boueuse qui charrie des déchets et les matières fécales des latrines qui ont débordé. L'eau a aussi inondé le cimetière fissuré par le tremblement de terre.
L'eau qui coule dans les rues et les maisons de Léogâne est contaminée. La plupart des habitants ne portent pas de bottes et les enfants s'amusent pieds nus dans l'eau.
En janvier, Léogâne a été frappée de plein fouet par le tremblement de terre. C'est dans cette petite ville qui s'étire le long de la mer que le séisme a frappé le plus fort. L'épicentre était à Léogâne. Vendredi, lorsque l'ouragan
Tomas a déferlé sur Haïti, Léogâne a été, encore une fois, aux premières loges.
La rivière Rouyonne qui traverse Léogâne est sortie de son lit, et la moitié de la ville a été inondée. Normalement, la rivière se jette dans la mer, mais le niveau de l'eau était trop haut, ce qui a refoulé la rivière vers l'intérieur des terres. Léogâne s'est retrouvée coincée au milieu des eaux tumultueuses, la rivière au centre, la mer au bout.
«La mer a grondé», dit Jackson, 12 ans, en ouvrant des yeux immenses.
Pendant que Léogâne et ses 60 000 habitants pataugent et essaient de se relever, ses banlieues sont isolées. Bossant: 250 familles, Bino Lapointe: 223 familles, Bino Lestère: 243 familles, Lompré: 3000 familles et Ça Ira: 5000 familles. Coupées de tout, sans aucun secours.
Entre ces banlieues et Léogâne, une route de
2 km que les véhicules quatre-quatre ne peuvent pas franchir parce que l'eau est trop haute.
Le coordonnateur des activités de la protection civile de Léogâne, Joseph Philippe, avoue son impuissance. «On a parlé à des sinistrés au téléphone. On ne peut pas les aider parce que nous n'avons pas de camion. Nous n'avons même pas de matériel de bureau! Nous sommes des pieds nus.»
Joseph Philippe retourne à sa réunion au pas de course. Ils sont une quinzaine, dont le maire adjoint, Wilson Saint-Juste. Ils discutent pour essayer de trouver des solutions à la crise. C'est tout ce qu'ils ont les moyens de faire: penser et discuter.
***
Il faut un camion pour franchir les
2 km de route inondée. Un gros camion, avec des roues énormes. Un Haïtien de Léogâne nous dit qu'il connaît un type qui conduit ce genre de mastodonte. Il l'appelle. Kenson Joinville accepte de nous dépanner. Son prix: 50$?US.
Kenson arrive avec son monstre. Son camion a au moins 100 ans: vieux, pour ne pas dire ancestral, bringuebalant, pas de poignée de porte, bancs défoncés. À chaque changement de vitesse, le camion gémit. Vieux, peut-être, mais diablement efficace. Le mastodonte s'enfonce dans l'eau brune et avance à pas de tortue.
De chaque côté de la route, des maisons, de l'eau, de la boue. Et des gens qui lèvent les bras au ciel en nous voyant. Ils veulent de l'aide. N'importe quelle aide.
Nous croisons deux blindés de l'ONU, une équipe américaine de télévision, NBC, et un quatre-quatre de CARE qui a une crevaison. C'est tout. Personne n'apporte de l'aide. CARE évalue la situation, les journalistes de NBC pataugent dans l'eau et les blindés de l'ONU font l'aller-retour sans s'arrêter.
Sur la devanture d'un petit commerce, une inscription: Christ capable.
Au bout de la route, Ça Ira et ses 5000 familles sinistrées. Un vieux monsieur, Anderson Pierre, nous regarde nous enfoncer dans l'eau jusqu'aux genoux, une lueur amusée dans l'oeil. Il fume tranquillement une cigarette, le dos appuyé sur l'échoppe de son fils.
«Le temps nous a mis sur les fesses, raconte-t-il en tirant une longue bouffée de cigarette. On ne peut pas monter, on ne peut pas descendre, alors on reste là.»
La nuit dernière, il a dormi dans sa maison. «L'eau coulait sous mon lit», dit-il sans broncher.
Des enfants nous écoutent, immobiles, les pieds dans l'eau. Comme Anderson Pierre.
Dans une rue transversale ensevelie sous l'eau, des cabanes plantées les unes à côté des autres. Il fait chaud, l'air est saturé d'humidité. Les gens ne font rien, ils attendent des secours qui n'arrivent pas.
Marius Jean-Baptiste a 46 ans et neuf enfants. Sa femme est étendue sur un lit, souffrante. En marchant dans l'eau, elle a mis le pied sur le tranchant d'une boîte de conserve qui lui a coupé le gros orteil. Une vilaine blessure. Son mari est inquiet. Ils n'ont ni médicament ni nourriture. Que de l'eau qui flotte dans l'unique pièce où toute la famille vit entassée.
Les enfants sont grippés. Ils ont faim.
«Des gens sont venus nous voir pour évaluer la situation, mais ils n'ont rien apporté, même pas d'eau!» déplore Marius Jean-Baptiste.
Il lève son chandail et montre son ventre plat. «J'ai faim!»
Au loin, on voit la mer et on entend son grondement. Marius vit ici depuis 20 ans. Jamais il n'a vu autant d'eau. Sa maison a été détruite par le tremblement de terre. Il ne reste que trois murs en ciment et un toit en tôle. Sur une étagère, des vêtements jetés en vrac. Au sol, six pouces d'eau.
Une dame me fait signe. «Venez, venez!»
Elle s'appelle Élisabeth. Elle a 42 ans. Elle vit avec sa fille et sa petite-fille. Seules, sans homme. Elles ont quitté leur maison fissurée par le tremblement de terre pour se réfugier dans un abri en toile qu'une ONG est en train de construire. Le sol est surélevé, l'eau n'a pas envahi le plancher.
Par terre, le bébé de 18 mois dort comme une bûche, la bouche entrouverte. Des mouches tournent autour d'elle et se posent sur son corps chaud. Elle fait de la fièvre et tousse beaucoup.
«Avez-vous mangé?
- Non, répond Élisabeth, mais on a acheté du manger cuit chez une marchande pour la petite.»
Au plafond, accrochée à une poutre en bois, une pouliche jaune et rose.
Le voisin d'Élisabeth s'appelle Jean-Claude Mimi. Il a 43 ans et six enfants. Lui aussi parle du
goudou goudou (tremblement de terre) qui a jeté sa maison par terre. Il a construit un abri temporaire fait de tôle ondulée, de bois et de toiles de plastique. Le jour, le soleil tape sur la tôle et surchauffe l'abri.
Il y a environ six pouces d'eau dans sa maison sans fenêtre. Il fait très sombre. Jean-Claude montre d'un geste impuissant ses quelques biens détrempés. Il vit les pieds dans l'eau. Il fait de la fièvre et se sent grippé.
Et la nourriture? «On s'organise entre voisins», répond-il.
On revient vers le camion. Une vielle dame nous arrête. Elle insiste pour qu'on aille chez elle. Même abri de fortune, même misère mouillée, même ventre creux et mêmes yeux fiévreux.
On monte dans le camion. Des hommes nous regardent. L'un d'eux crie: «Blancs, Blancs! Partez! Vous ne faites rien pour nous!»
***
Le maire adjoint, Wilson Saint-Juste, vient de terminer sa réunion. Il sort de la pièce d'un pas pressé.
Grand, mince, traits fins, il porte le poids de Léogâne sur ses épaules. Le maire est malade, alors la communauté s'est tournée vers lui.
«Toute cette eau sale qui coule dans la ville risque de provoquer des problèmes de santé, dit-il. Diarrhées, gastros intestinales... et le choléra, peut-être. Les enfants, les femmes enceintes et les vieillards marchent dans cette eau. Ça crée une psychose dans la population.»
Il soupire et passe une main fébrile dans ses cheveux. «La mairie, c'est le gouvernement le plus près de la population. Quand il y a une catastrophe, les gens viennent nous voir, mais on n'a pas de moyens. On n'a rien: pas de couverture, pas de matelas, pas de médicaments, pas d'eau et pas de camion. Rien!»
«Et les ONG?
- Elles ne bougent pas. Elles nous disent qu'elles doivent faire des évaluations, commander du stock, sauf que les besoins sont urgents. Je suis fatigué des réunions, des dires et des redires qui n'ont pas de fin et ne donnent pas de résultats! Si les ONG pouvaient passer de la parole aux actes, on serait heureux.
- Qu'allez-vous faire pour les gens de Ça Ira?
- On va attendre que l'eau baisse.»
Le maire adjoint s'en va, les mains dans les poches, les traits tirés. Avec tout le poids de Léogâne sur ses épaules.